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Extraits: l'essentiel des premières phrases |
1‑1. Le tao exprimable n'est pas Le Tao 道 可 道 非 常 道 dào kě dào fēi cháng dào ► L'insaisissabilité du Tao. ► La théologie apophatique. ► Face au Tao, l'avantage des Occidentaux sur les Chinois. Trois fois 道 [dào] dans la même phrase, et pour dire qu'on ne peut le définir : Lao Zi, à l'instar des autres auteurs taoïstes, ne manque pas d'humour ! Il peut sembler paradoxal d'écrire un livre sur le Tao tout en commençant par avertir que l'on ne peut pas en parler mais comment décrire et ainsi limiter ce qui est par essence sans borne ? « Ce qui ne peut être dit ne devrait pas être dit. Et ne dites même pas que cela ne peut pas être dit, car c'est encore une façon de le dire », mettait en garde le Bouddha. Lao Zi ne va pas aussi loin. Il s'exécute à la demande du gardien de la passe, couche le Tao par écrit mais met en garde les lecteurs. Il évoque en quelques milliers de caractères les apparences du Tao – nous permettant ainsi d'en prendre conscience – mais déclare 吾 不 知 [wú bù zhī] « Je ne sais pas »/« Nous ne savons pas » dès le quatrième chapitre. Une telle humilité est rassurante : le taoïsme n'est pas un dogme ! Le tao que l'on pourrait enfermer dans un concept, un nom ou une métaphore ne saurait être le vrai Tao. Définir le Tao comme « catégorie suprême de Puissance, de Total et d'Ordre […] catégorie concrète » comme le fait Marcel Granet est un contresens, le sens du Tao allant plutôt vers l'infini. La seule chose permanente est l'impermanence. Tout s'écoule, panta rhei, dit Héraclite et c'est pourquoi on ne peut pas se baigner deux fois dans le même fleuve. À dire vrai, on ne peut même pas se baigner une fois dans le même fleuve, celui-ci, à l'instar du Tao, évoluant constamment. [...] Choisir un terme plutôt qu'un autre revenant à le « terminer », nous continuerons donc à appeler 道 Tao. Les Occidentaux se trouvent ainsi privilégiés par rapport aux Chinois qui ont vu le caractère 道 évoluer au fil des siècles et l'ont chargé de toutes sortes de significations voire d'émotions selon le contexte dans lequel il était employé. Que l'on pense à tout ce que l'on a fait subir à notre mot « Dieu » ! [...] Le tao exprimable n'est pas Le Tao sinon ce ne serait pas Le Tao. La lecture du Daode Jing est, pour les Occidentaux, une invitation à la redécouverte de la foi et de la spiritualité, par la grâce d'un mot encore vierge de tout préjugé : Tao ! Attention, précise donc d'emblée Lao Zi, à ne pas le dénaturer : ne vous arrêtez pas dessus, n'essayez pas de l'analyser ou de le décrire mais allez plutôt de l'avant, dans une joyeuse acceptation de son omniprésence. « Pour connaître le Tao, on ne doit ni penser ni réfléchir ; pour s'installer dans le Tao, on ne doit adopter aucune position ni s'appliquer à rien ; pour posséder le Tao, on ne doit partir de rien, ni suivre aucun chemin » déclare le Zhuang zi. Que 道 reste donc du chinois et il conservera son mystère, son évanescence et son universalité. Que l'on essaye de le traduire et il deviendra caricature et subjectivité... Nos esprits cartésiens se rassurent de ce qu'ils croient connaître mais oublient que toute connaissance est subjective. Je pense donc je suis... rempli de croyances et artificiellement déconnecté du Tao ! Je suis donc je pense et je demande des preuves ! Comment penser l'inconnu ?
La pensée est tributaire du penseur tandis que l'observateur
influence les résultats de l'expérience. Il est rassurant de
penser avoir raison mais il ne peut y avoir plusieurs vérités et
la Vérité ultime ne peut être exprimée. Le Tao ne
peut être que là où le mental n'est pas ! Le Tao est tout
ce qui ne peut être dit. Pas de directions dans le vide, nulle
voie à tracer dans le ciel mais une acceptation sereine de ce
qui est partout présent, sans cesse en évolution, liant
l'ensemble des êtres, générant l'harmonie du
cosmos... |
Le tao
exprimable n'est pas Le Tao.
Ce chapitre a donné lieu à d'innombrables versions et à quelques contresens mais, surtout, à des phrases parfois encore plus incompréhensibles que le texte original, certains auteurs considérant sans doute que le chinois devait rester du chinois! Ce chapitre - plus que tout
autre - mérite donc une analyse précise et rigoureuse, à la hauteur
de chaque caractère. Il nous faudra également la perspective
d'autres textes spirituels pour en saisir toute la portée. Alors il
sera possible de s'approcher du sens originel. Alors il devrait nous
être possible d'observer la lune plutôt que les doigts des
traducteurs... |
2‑1. Quand chacun comprendra le Beau, le vice disparaîtra 天 下 皆 知 美 之 为 美 斯 恶 已 tiān xià jiē zhī měi zhī wéi měi sī è yǐ ► La beauté dans la perspective du laid. ► Le vice de l'uniformisation des opinions. ► La véritable beauté du monde. [...] En soi, rien ne peut être beau ou laid. Seule une comparaison et l'intervention d'un ego créée une classification, suggestive et donc éloignée de la réalité. Chaque culture s'accorde à reconnaître des critères de beauté et, se faisant, se coupe de la beauté du monde, la beauté de la nature résidant dans les différences et l'acception du tout. Dans ce sens, le monde ne sera vraiment beau que lorsque nous aurons oublié les notions de beau et de laid. L'amour du beau peut sembler naturel dans le sens où les animaux se reproduisent par exemple avec les plus beaux partenaires mais l'homme sage sait qu'il n'y a de vrai amour et de véritable beauté que derrière les apparences, lui qui, « comme l'eau », « réside dans les lieux détestés 恶 [è] par la majorité des hommes » afin d'être « proche du Tao » (8). Le sage aime le monde et tout lui semble beau. L'homme vulgaire aime la beauté et le monde lui apparaît donc souvent laid. [...] Au final, la beauté véritable découle de la
compréhension de la nature des choses. La nature
n'est belle que dans l'acceptation de la totalité de ses expressions.
Beau et laid n'ont ni sens ni valeur. Ainsi, fidèle aux caractères
du texte, notre proposition : Quand chacun comprendra le concept du
Beau, le vice disparaîtra ! |
Quand chacun
comprendra le Beau, le vice disparaîtra.
Tous les hommes sont soumis au Deux et il s'agit d'un Deux égotiste : avec le Deux, il faut choisir et donc agir, prendre parti et ainsi se mettre en avant. Le contraste n'en sera que plus fort avec l'attitude du sage taoïste qui, continuant à ressentir le Un, pratique la non-action, le lâcher prise, l'acceptation du flux du Tao. [...] Après une analyse précise des caractères, la compréhension du Daode Jing requiert donc du recul et de la non-action : seul un esprit silencieux et ouvert acceptera le message sans le dénaturer, seul un regard vide de préjugés arrivera à voir au-delà des apparences. Il faut être sage pour arriver
à repousser l'attirance du Deux et donc du choix. Il faut être sage
pour arriver à se détacher suffisamment de soi pour pouvoir entrer
tout entier dans le Tao... |
3‑1. Sans comparaison, nul ressentiment 不 尚 贤 使 民 不 争 bù shàng xián shǐ mín bù zhēng ► Les illusions de la comparaison. ► Les dangers de la valorisation. ► L'esprit de compétition et l'obsession de la performance. [...] Plus globalement, cette phrase pourrait être une critique de la mise en avant des uns par rapport aux autres et donc de la comparaison en général. Si certains hommes n'étaient pas montrés en exemple, si le statut social n'avait pas autant d'importance, il n'y aurait nulle discorde, nulle compétition entre les hommes pour essayer de paraître plus vertueux ou compétents qu'ils ne le sont réellement. Pas de médias de masse ou de show-biz du temps de Lao Zi mais déjà des honneurs, des grades et des titres afin d'asseoir une autorité et mieux proroger les lois et le prestige du souverain. - « Enfin, Monsieur, avouez que vous,
Français, vous battiez pour l'argent tandis que nous, Anglais, nous
battions pour l'honneur… » Surcouf obtiendra tout de même la Légion d'honneur en 1804 mais il avait exprimé l'essentiel : l'homme ne se bat que pour ce qu'il désire et il ne désire que ce qu'il n'a pas. À regarder toujours en l'air vers ceux qui ont davantage ou paraissent davantage, nous générons frustrations et complexes, tensions et donc violence. À plusieurs reprises, Lao Zi mettra ainsi en garde contre la propension naturelle de l'ego à rechercher toujours davantage ou à se mettre en avant : « Être toujours tendu ne permet pas de durer » (9‑2), « Vanter richesse ou titres conduit à sa perte » (9‑4), « Une faveur est dégradante car l'obtenir ou la perdre est tout aussi effrayant » (13‑4), « Celui qui se dresse sur ses pieds ne peut se tenir droit » (24‑1). Les faveurs « abaissent » dans le sens où elles rendent dépendant de l'opinion de l'un (le chef, le directeur, le président) ou des autres (la foule, le peuple, les sondages). Aspirer aux honneurs, c'est être aspiré par le système. Tristes médailles, vains rubans et perte du fromage en prime, comme dans la fable Le corbeau et le renard. Recevoir une faveur est signe de faiblesse et d'infériorité, puisque cela revient à reconnaître que l'on a besoin de l'attention d'un supérieur. Qui obtient des honneurs les perdra en outre un jour puisque « Supérieur et inférieur s'inversent »(2‑6). Gonflé d'orgueil, occupé à se vanter (ou à écouter les autres le faire à notre place) comment donc se recentrer et arriver à l'harmonie ? Ne jamais se contenter de ce que l'on a. Ne jamais accepter ce que l'on est. L'important n'est pas de participer mais de gagner... et de gagner toujours plus ! Mettre en avant certains hommes, c'est automatiquement en infantiliser d'autres et créer un rapport hiérarchique au détriment de la liberté, de l'égalité et de la fraternité. La démocratie est-elle encore une « organisation sociale qui tend à porter au maximum la conscience et la responsabilité civique de chacun » (Marc Sangnier) ou bien est-elle devenue une simple élection pour un type de pouvoir plus ou moins financier et bureaucratique (et un type au pouvoir) ? Est-il alors étrange que le pouvoir, une fois en place, attire autant de ressentiments ? [...] Vis-à-vis d'un dieu nommé et défini, l'homme est bien peu de chose et donc en proie aux doutes et frustrations qui le conduiront mécaniquement vers le réconfort des églises. Vis-à-vis d'un Tao indéfini, le message est forcément plus subtil : non seulement il est ridicule de se comparer au Tao mais il ne sert à rien de le vénérer ou d'attendre quelque chose en retour puisque la nature, amorale, est indifférente aux passions humaines. À un regard extérieur, le taoïsme oppose donc un regard intérieur et terre-à-terre, au plus près de la sérénité et des besoins. Loués sommes-nous, nous qui avons tous le Tao en nous !
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Sans
comparaison, nul ressentiment.
Après avoir donné l'exemple, le sage revient donc prodiguer quelques conseils à l'intention des gouvernants : voilà ce qu'il conviendrait de faire pour obtenir un minimum de décence, de sérénité et d'harmonie ! Lao Zi quittant un pouvoir corrompu, il est évidemment sans illusion quant à la faisabilité d'un tel programme. De fait, les dirigeants chinois auront soin de limiter la diffusion du taoïsme au profit du bien plus respectueux confucianisme. Anarchiste, Lao Zi ? De prime abord, si l'on suit aveuglément certaines traductions, « rendre le peuple ignorant » (Julien), « tenir le peuple dans l'ignorance et l'apathie » (Wieger), Lao Zi serait plutôt une espèce de Machiavel, conseillant à l'empereur d'abrutir son peuple afin d'éviter tout trouble social. À y regarder de plus près, Lao Zi dit pourtant le contraire : le désordre est le fait des gouvernants et l'ordre ne sera rétabli que grâce à un changement complet de paradigme et de perspectives... Lao Zi n'est pas « anarchiste
» dans le sens où il ne remet pas en question la nécessité du
souverain. Via ses « soins du sage », il apparaît par contre comme
clairement révolutionnaire ! |
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